Interview avec le
philosophe autrichien Hans
Koechler
“Le dialogue exige
avant tout la justice pour tous les partenaires du
dialogue”
Le philosophe autrichien Hans
Koechler
est
l’une des valeurs
intellectuelles occidentales les
plus en vue actuellement. Il est le président de
l´Institut de philosophie à l´Université d´Innsbruck en
Autriche et le président de l´Organisation internationale pour le progrès à Vienne.Son engagement
pour les causes justes dans ce monde et sa défense sans faille
des droits des minorités font de lui un intellectuel engagé
d´exception, que l´Occident contemporain n´a plus connu
depuis Sartre. Cet engagement l´a conduit sur le terrain en
Palestine occupée, en Irak, chez les Kurdes et dans plusieurs autres pays. Il fut honoré à maintes
reprises par des gouvernements et des organisations
reconnues internationalement pour ses positions claires contre
le nouveau colonialisme et le libéralisme sauvage, qui
écrase sur son chemin non seulement des millions d´êtres
humains, mais aussi les principes fondamentaux des droits
de l´Homme, de la démocratie et de la cohabitation
pacifique sur cette terre.
Libé : Vous êtes actif
depuis des décennies dans le domaine du dialogue entre les
cultures et les civilisations ! Dans quelle phase se trouve
actuellement le dialogue entre l´islam et l´Occident ?
Hans
Koechler
: Le dialogue a atteint une phase critique, à cause de
l´inégalité des relations de pouvoir à l’échelle
internationale et des problèmes non résolus au Moyen-Orient.
Le dialogue ne peut avoir lieu que s´il est conduit sur le
même niveau. Mais l´Occident empêche cela, vu le sentiment
idéologique de la supériorité qui le domine. Le dialogue exige
avant tout la justice pour tous les partenaires du dialogue,
ce qui est devenu impossible parce que l´Occident aide à
l´occupation des pays musulmans et en particulier la Palestine
et les lieux saints à Jérusalem. Le dialogue n´est pas
possible surtout quand un partenaire du dialogue essaye de
“rééduquer” au moyen de la violence l´autre partie et lui
impose sa compréhension de la religion, de la démocratie, de
l´Etat de droit, etc. C´est exactement ce qui se passe
actuellement dans le cadre du “changement des régimes” dans
les pays musulmans par l´invasion militaire, sous prétexte de
bâtir le projet d'un “nouveau Moyen-Orient”.
Quel rôle peut
jouer l´immigré musulman en tant que pont entre l´islam et
l´Occident?
Le devoir de l´immigré musulman est important
dans ce domaine, car il connaît les deux civilisations. Plus
il est actif dans la société civile occidentale, plus la
chance est grande de dépasser les anciennes peurs et préjugés
de la part du citoyen des pays occidentaux. Le refus de
l´islam est lié souvent à l´absence de connaissance et des
relations personnelles avec ceux qui appartiennent à la
civilisation musulmane. Les activités de l´association des
marocains dans les pays germanophones sont un bon exemple pour
ce que l´on peut atteindre grâce au travail sérieux et
continu.
Comment voyez-vous les actions préméditées des
penseurs occidentaux radicaux, qui attaquent l´islam et les
musulmans systématiquement et comment doivent réagir les
musulmans à cet effet ?
Les activités racistes et les
appels au meurtre, qui se pratiquent malheureusement aussi de
la part des politiciens et qui sont propagés par les médias
(au Danemark, Hollande, mais aussi en Autriche), n´ont pas
pesé lourd sur les musulmans et non musulmans en Europe
seulement, mais aussi sur les deux civilisations. Propager
consciemment les préjugés et la haine à travers les partis
politiques pour des buts électoraux est problématique. Les
musulmans doivent se défendre contre ces provocations en
conséquence dans le cadre des lois et des droits. Se taire ou
ignorer ces provocations encouragera à perpétuer les mêmes
pratiques. Les musulmans doivent essayer d´être présents dans
les médias, de présenter leurs versions des choses et leurs
commentaires et ne pas tomber dans le rôle de
victime.
Quelques intellectuels arabes qui vivent en
Occident défendent la thèse d´un islam européen. Qu´est-ce que
vous pensez de cette thèse?
Il n´y a pas d´islam
“européen”, comme il n’y a pas d´islam “asiatique”,
“australien” ou “latino”. Il y a des traditions
socioculturelles en Europe, en Asie, dans les pays arabes, en
Amérique latine, etc. La religion comme telle est la même avec
son message métaphysique et ses normes intemporelles. J´ai des
doutes envers le terme “Euro Islam”, car ce sont souvent les
représentants agressifs d´une tendance anti-islamique,
influencés par une arrogance culturelle (dans le sens de
prétendre la supériorité culturelle occidentale), qui en
appellent. D´autant plus que le Vatican se défendra, si on
veut par exemple développer dans le monde musulman un
“catholicisme arabe” ou “asiatique” pour ceux qui sont nés
comme catholiques dans ces pays. On doit dans tous les cas
distinguer entre le contenu d´une religion et les traditions
socioculturelles. L’action de «missionner », n´est pas
uniquement insensée, mais c’est aussi un danger pour la paix
religieuse.
Comment évaluez-vous la situation dans les pays
musulmans actuellement?
Depuis la fin de la guerre froide
(au début des années 90 du siècle écoulé), le monde arabe se
trouve dans une situation de stagnation et de paralysie
politique totale. La Ligue arabe n’était pas seulement
incapable de résoudre la crise du Golfe de 1990/91, mais elle
n´a – chose cruelle- absolument rien entrepris pour stopper
l'invasion illégale en 2003 de l´Irak, pays membre de cette
Ligue. Les pays arabes se sont laissé diviser par les grandes
puissances (notamment par les anciens régimes coloniaux et les
USA). L´image de leur division correspond à la maxime
coloniale: «divide et impera = diviser et régner». Tant que
les pays arabes ne se sont pas mis d´accord sur un minimum des
choses importantes qui les rassemble, y compris la cause
irakienne, ils resteront un jeu de la politique
internationale. Tant qu´ils ne font rien d´effectif pour aider
les Palestiniens contre l´occupation israélienne, ils ne
seront pas pris au sérieux par leurs peuples.
L’on remarque
l´émergence d´une nouvelle forme de pouvoir dans les pays
arabes, ce qu’on appelle « les monarchies républicaines». Les
présidents gouvernent jusqu´à leur mort et leurs fils prennent
le pouvoir après eux. Comment évaluez-vous ce
développement?
«Les monarchies républicaines» -
indépendamment des traditions socioculturelles- n´ont rien
avec les règles fondamentales de la démocratie. Ce genre de
développement renforce en fin de compte les structures du
pouvoir oligarchique et prive les peuples de développer leurs
qualités.
A long terme, cela ne signifie pas uniquement la
faiblesse de la concurrence internationale des pays touchés
par ce phénomène, mais aussi la faiblesse de leur action sur
le plan de la politique extérieure (et en particulier en ce
qui concerne la question de la Palestine), car presque toute
l´énergie politique est investie dans le maintien du pouvoir
d´une famille donnée.
Vous êtes parmi les rares
intellectuels occidentaux qui défendent publiquement les
droits des Palestiniens. Quelles solutions voyez-vous pour le
problème entre Israël et les Palestiniens?
Une solution de
longue durée doit être basée sur la justice et les droits des
peuples et l´application complète des résolutions des Nations
unies, qui prévoient le retrait des troupes de l´occupation
israélienne des terres palestiniennes. Israël doit aussi finir
avec l´occupation de Jérusalem. Ce qu´on a appelé « le
processus de paix» d´Oslo a échoué.
Un Etat palestinien
doit être installé et sa souveraineté politique et
territoriale doit être assurée. Toutes les colonies
israéliennes, sans exception, doivent être démontées.
Vous
voyagez souvent en Extrême-Orient et en particulier dans les
pays musulmans de cette région. Que peuvent l´Occident et les
pays musulmans apprendre de ces pays en ce qui concerne la
liberté de la religion?
Dans les pays du sud-est de l'Asie, en
Malaisie, Singapour par exemple, on pratique un modèle de
multi-culturalité, qui pourrait être considéré comme un modèle
pour l´avenir vu l´état actuel des choses en ce qui concerne
cette phase de conflit de civilisations à l´échelle
planétaire. La sauvegarde de la stabilité interne d´un pays
n´est possible que quand on assure aux minorités ethniques et
religieuses par la loi, la réalisation de leur identité,
c´est-à-dire quand aucune partie n´essaye d´imposer sa volonté
aux autres. Dans les sociétés multiculturelles actuelles,
on impose à tout le monde une certaine «identité culturelle»,
qui attise en fin de compte les différences et peut
représenter un danger pour l´Etat.
Vous comptez vous rendre
au Maroc, et ce n´est pas votre première visite à ce pays,
qu´est-ce qui attire votre attention dans ce pays ?
J´ai
visité le Maroc pour la première fois quand j´étais étudiant.
Ce qui m´étonne en particulier dans ce pays, c´est
l’incorporation de la haute culture arabo-musulmane classique
et spécialement dans les grandes œuvres architecturales et
dans l´essai de préserver cet héritage culturel, ce qui se
voit aussi dans la continuation de l´art manuel. Dans ce
sens-là, l´Occident a encore beaucoup à apprendre du
Maroc.
Quel rôle peut jouer le Maroc en tant que pont entre
les pays musulmans et l´Occident à votre avis?
Grâce à son
rôle historique et sa position géographique à l´extrême-ouest
du monde musulman, le Maroc peut être un pont actif entre les
Etats de l´Union européenne et les pays du monde
arabo-musulman.
Les relations historiques privilégiées que
le Maroc entretient avec quelques pays occidentaux peuvent
l´aider à intervenir dans des situations conflictuelles et à
dissiper les malentendus et les préjugés entre les
deux.
Vous êtes le président de l´Organisation
internationale pour le progrès (OIP), qui a eu à maintes
reprises des missions de l´ONU pour régler des problèmes
mondiaux précis. Avez-vous des contacts avec la représentation
diplomatique marocaine à Vienne?
Non. Ce genre de contacts
ne se sont pas réalisés jusqu´à présent. Il est important à
mon avis de les développer.
Propos
recueillis à Vienne par Hamid Lechhab