Le professeur autrichien Hans Kochler, président du département de philosophie à l’Université
d’Innsbruck et président de l’organisation internationale du
progrès à Vienne, instance consultative auprès des
Nations unies, est l’un des rares spécialistes des affaires arabes
et l’un des plus solidaires avec leurs causes justes,
particulièrement la cause
palestinienne.
Il suit de près les développements dans la région
arabe et met en garde les révolutionnaires arabes contre
l’Occident.
Entretien.
Libé: Les peuples arabes mènent des « révolutions » depuis le début de
l’année. Quel regard portez-vous sur ces mouvements ?
Hans Kochler : Le temps nous fera savoir s’il s’agissait de «
révolutions » ou non. Ce que nous pouvons constater actuellement,
c’est cette lutte des peuples arabes contre l’injustice, les
conditions sociales et l’absence de chances économiques. Il s’agit
également d’une réaction contre la léthargie politique ayant perduré
de longues décennies.
Les développements en Tunisie ont eu un
effet de boule, non seulement dans d’autres pays arabes, et auront
peut-être un impact sur d’autres pays non arabes. Ce qui saute aux
yeux a priori, ce sont les problèmes internes des pays concernés par
ces « révolutions », et non les causes arabes et islamiques telles que
la question palestinienne, ou le problème d’Al Qods (Jérusalem). Il
est prévu une longue période d’instabilité dans le Moyen- Orient, et
rien ne peut actuellement être dit sur la nature des systèmes
politiques qui en découleraient. L’on peut comparer ainsi la situation
dans le monde arabe avec ce qui s’est passé en Europe de l’Est en
1989, dans la mesure où plusieurs pays de cette région n’ont pas connu
l’implantation de la démocratie de manière automatique, plutôt des
régimes despotiques d’une autre trempe.
Les peuples veulent certes prendre en main leur destin, mais n’y
a-t-il pas de «mains invisibles» derrière ces «révolutions» ?
Comme cela fut clair en Tunisie et en Egypte, la nomenklatura
militaire avait des contacts directs avec les Etats-Unis, qui avaient
« encouragé » le départ des deux présidents. Même si la résistance en
Egypte était effective, l’armée était soutenue par les Etats-Unis. Les
prochaines semaines feront savoir si l’armée cédera le pouvoir ou non
après les élections. Alors qu’en Libye, les services de renseignement
français et britannique avaient joué le rôle d’éclaireurs, et c’est
bien clair que l’intervention de ces deux forces en plus des
Etats-Unis aux côtés des révolutionnaires libyens est une manière pour
l’Occident d’anticiper la situation dans le monde arabe. Bien plus, ce
genre d’interventions reste sélectif, puisqu’il ne se fait que dans
certains pays arabes. A partir de là, nous comprenons l’opinion de
certains observateurs qui disent que l’Occident, notamment les
anciennes puissances coloniales, veut récupérer la révolution arabe.
L’ingérence humanitaire n’est qu’un prétexte qui cache mal les
intérêts politiques occidentaux dans ces pays. Ce qui est, à mon sens,
inadmissible, reste l’exploitation des Nations unies pour des intérêts
politiques. Pour votre question sur les «mains invisibles», il faut
dire que dans les endroits où les Etats-Unis détiennent des intérêts
stratégiques comme le Bahreïn, l’on note une intervention directe de
leur part contre l’opposition. L’intervention des troupes saoudiennes
(sur décision officielle du Conseil du Golfe) et la violence perpétrée
par les troupes de ce royaume contre les opposants sont intervenues
juste après la visite au Bahreïn du secrétaire d’Etat américain à la
Défense ! C’est la constante politique envers le monde arabe : deux
poids deux mesures. Les puissances occidentales et même si elles
disposent de documents incriminant le Bahreïn et le Yémen en matière
de graves violations des droits humains, ne font rien pour traduire
les dirigeants de ces deux pays devant la Cour pénale internationale.
Comment évaluez-vous la situation en Tunisie
et en Egypte après la révolution ?
Si je me permets
d’apporter un jugement de loin, je dirai que les systèmes politiques
de ces deux pays n’ont connu que quelques retouches décoratives. Le
départ des deux présidents n’a pas eu d’impacts majeurs, dans la
mesure où parfois l’on a eu affaire aux mêmes ministres de l’ancienne
ère, avant que cela ne change définitivement. Ce que je peux dire,
c’est que les jalons de l’ancien pouvoir sont restés les mêmes au
niveau du fond. Il est ainsi prématuré de parler de l’installation
d’un processus démocratique dans ces pays. Il faut du temps pour que
la société civile puisse s’exprimer, et que se constituent de
véritables partis…seules ces conditions offrent aux élections un sens.
La Libye se trouve au bord de la catastrophe.
Comment évaluez-vous la situation qui prévaut dans ce pays ?
Les choses ont pris un autre cours depuis l’intervention
dramatique des forces étrangères. Il existe une véritable menace quant
à la partition de ce pays. Ceci serait probablement accompagné d’une
instabilité dans la région nord-africaine et le bassin méditerranéen.
Ce qui frappe, c’est plutôt la position de l’OUA qui a appelé à une
intervention internationale, après les tueries parmi des civils
désarmés.
Kadhafi
quittera-t-il le pouvoir, ou au contraire a-t-il des chances d’y
rester à tout prix ?
L’avenir semble fort imprévisible,
notamment après l’intervention des anciennes forces coloniales. La
Libye est devenue, ces dernières années, un partenaire économique,
politique, stratégique et même au niveau de la lutte contre le
terrorisme. L’unité territoriale de la Libye est en danger et le
ministre des Affaires étrangères comme le ministre de la Défense
britanniques entendent clairement venir à bout de Kadhafi, même à
travers son assassinat, tout comme en 1986. L’on avait récemment
ciblé le lieu de sa résidence personnelle. Difficile de prévoir donc …
Quels sont
les dangers qui découleraient de la disparition de Kadhafi ?
Un putsch en Libye entraînerait certainement un grand vide
politique accompagné d’une longue instabilité dans toute la région,
tout comme ce fut le cas en Somalie. Les Etats impliqués dans cette
l’ingérence sont conscients de la menace islamiste à l’Est de la
Libye. Les pays au Nord de la Méditerranée craignent aussi des flux
d’immigration illégale africaine.
Il existe une agitation dans d’autres pays arabes. Quels sont les pays
qui peuvent rejoindre les pays « révolutionnaires » ?
Ce qui a commencé en janvier de cette année impactera certainement
tout le Moyen-Orient, ce qu’ont enduré les peuples est devenu
insupportable. L’on ne peut plus arrêter le long fleuve de la
révolution. Mais, les révolutionnaires doivent se mettre en garde
contre la demande de l’aide étrangère, car ils pourraient se retrouver
face à de nouveaux pouvoirs oppressifs.
Quels sont les conséquences
positives de ces soulèvements ?
Les peuples arabes
peuvent désormais dépasser l’ineptie politique et sociale collective.
Je ne peux rien prévoir pour l’instant, mais le renforcement de la
société civile reste la seule donne importante de ces soulèvements
arabes.
Et les impacts négatifs ?
Comme je viens de le dire, c’est l’instabilité politique de
longue durée qui pourrait accompagner ces changements politiques. Le
résultat négatif reste dans ce cas l’intervention directe des
puissances occidentales et leurs initiatives d’orienter le cours des
choses dans le sens qui sert leurs intérêts. La menace reste aussi la
possibilité de museler, d’étouffer la révolution en gestation comme
cela fut le cas à Bahreïn, et partant une nouvelle phase de
colonisation au nom de la révolution. L’on pourrait aussi prévoir un
autre danger, en l’occurrence les divisions ethniques et religieuses
entre communautés arabes d’un même pays, ce qui attise bien évidemment
des guerres civiles.